Par Florence Egal et Thomas Forster
La moitié de la population mondiale est confinée à domicile pour limiter la contagion du Covid19. Les lieux de vie sociale comme les écoles, puis les bars et restaurants et enfin les marchés ont fermé les uns après les autres, avec un impact inévitable sur le système alimentaire aussi bien en ville que dans les zones rurales
Les gouvernements ont en général maintenu les activités économiques essentielles et la disponibilité des produits alimentaires mais dans la plupart des villes l’approvisionnement alimentaire dépend des importations qui sont freinées par les restrictions sur les déplacements et la fermeture des frontières.
Les activités agricoles et en particulier l’agriculture intensive, souvent orientée vers l’exportation, font face à des contraintes majeures. La pandémie en Europe et l’Amérique du Nord est survenue lors du passage de l’hiver au printemps et au démarrage de la campagne agricole d’été, qui requiert une main d’œuvre saisonnière additionnelle, souvent informelle ou composée essentiellement de migrants, qui ne pleut plus se rendre dans les zones de production. Aussi, les perturbations dans les filières existantes et les préoccupations relatives à leur viabilité à long terme sont en hausse.
Dans de nombreux pays, les circuits courts et de proximité, et notamment l’agriculture urbaine et péri-urbaine, ne sont pas vus comme des activités économiques essentielles, ce qui complique organisation et logistique. Les marchés paysans sont fermés ou leur accès est limité, avec un impact tant sur les producteurs que sur les consommateurs et ce au moment même où la demande pour des produits locaux, bio et de saison et particulièrement les fruits et légumes frais, augmente notamment parmi les consommateurs urbains. La fermeture des écoles a entrainé celle des cantines scolaires avec des conséquences à la fois sur les programmes de protection sociale et sur les petits producteurs qui les approvisionnent.
La situation sanitaire et les problèmes économiques et sociaux qui en découlent, en particulier pour le secteur informel, sont bien évidemment dramatiques mais cette situation sans précédent génère également une poussée extraordinaire de créativité et d’innovation pour faire face et s’adapter à ces contraintes inattendues. Des pratiques prometteuses émergent un peu partout et varient selon la taille et les ressources des villes, ainsi que la culture locale et les modes de vie, mais des éléments communs se répètent ; ils peuvent informer une transition pour la période d’après-crise vers des systèmes alimentaires et une alimentation plus résilients et partant un développement plus durable.
Les restaurants fermés réorientent leurs activités vers la livraison à domicile ou la restauration des travailleurs essentiels (comme le personnel de santé); et leurs fournisseurs se tournent vers des alternatives de vente au détail, commerces de proximité ou livraison à domicile, ce qui contribuent à renforcer les liens entre producteurs et consommateurs. Les programmes de protection sociale établissent des points de distribution alimentaire par quartier, et les initiatives de solidarité pour porter assistance aux personnes âgées et aux personnes sans domicile se multiplient. Les supermarchés sont encouragés à acheter la production locale afin de limiter les pertes après récolte et de soutenir les agriculteurs.
Les consommateurs, et en particulier les hommes et les jeunes, (re)découvrent la cuisine à domicile plutôt que les plats préparés et la fermeture de la restauration rapide diminue l’accès à la malbouffe. Dans certains cas, les gens évitent les super marchés trop fréquentés et les longues queues, et les commerces locaux doivent répondre à une demande accrue. Les AMAPs et autres formes de vente directe doivent se réorganiser et réorientent leur système de distribution vers la livraison à domicile ou l’aide aux ménages précaires. La multiplication et le renforcement des plateformes alimentaires et commerces en ligne offrent davantage de choix tant aux consommateurs qu’aux producteurs. Dans les zones rurales, on constate un renouveau des petits commerces et des réseaux traditionnels de solidarité; certains villages revivent et en profitent pour corriger certains dysfonctionnements.
Ce qui était considéré comme impossible jusque-là devient une solution logique pour répondre à l’urgence. Pendant que les chefs d’État font la une des médias, les autorités locales, la société civile et le secteur privé mutualisent efforts et ressources pour remédier à la situation. Les règlementations sont levées ou modifiées. Les technologies de l’information sont devenues essentielles à la vie sous confinement mais également le moyen le plus efficace de relier demande et approvisionnement, d’échanger des expériences, de planifier et de coordonner les interventions, et de discuter de l’après crise. Les gens ont également plus de temps pour réfléchir et beaucoup ont conscience que les problèmes qui ont généré l’épidémie et ses conséquences doivent être abordés et qu’il n’y aura pas de retour à la situation pre-Covid19.
En 2015, une centaine de maires ont signé le Pacte de Milan pour une politique alimentaire urbaine[1] et se sont engagés à promouvoir un système alimentaire durable. Depuis, le nombre de villes signataires a doublé. Nombre des actions recommandées dans le cadre d’action du Pacte sont de facto en train de se mettre en place dans le sillage de la pandémie. L’alimentation est devenue une priorité tant pour les autorités municipales que pour les ménages confinés; certains en profitent pour explorer des pratiques alternatives et deviennent de fait des acteurs citoyens plutôt que des consommateurs passifs du système alimentaire. Une relocalisation partielle de l’agriculture, avec une production et une consommation accrue d’aliments locaux et saisonniers, est reconnue comme essentielle à un système alimentaire plus résilient et plus équitable. Les filières courtes et les programmes de protection sociale font la une des média et les liens entre pandémie, pratiques agricoles non durables et changement climatique sont communément dénoncés.
Il existe un large consensus sur le fait que la pandémie actuelle et ses effets reflètent, dans une large mesure, des politiques dysfonctionnelles et une tendance excessive à la mondialisation et à la privatisation au cours des dernières décennies. Faire face à cette crise offre donc une opportunité de réorienter et de rééquilibrer les politiques et de soutenir une action locale qui associe le secteur de la santé et celui de l’alimentation, promeut une production alimentaire durable, assure la justice sociale et accélère globalement la transition vers des territoires plus résilients et une alimentation durable. Mais pour cela les autorités gouvernementales doivent accorder une reconnaissance et un soutien appropriés aux pratiques prometteuses, et notamment par exemple les chaines alimentaires courtes, sous peine qu’elles se retrouvent victimes de leur propre succès : si les acteurs qui les mettent en œuvre s ne sont pas en mesure de répondre à une demande qui explose, ils perdront leur crédibilité .
À propos des auteurs
Florence Egal, expert en sécurité alimentaire, nutrition et alimentation durable a été co-secrétaire de l’initiative de la FAO « Des aliments pour les villes » jusqu’à son départ à la retraite en 2013. Elle a travaillé depuis en appui au Pacte de Milan de politique alimentaire urbaine et à l’initiative de UN_Habitat sur les liens urbains-ruraux et fait partie du réseau FLEdGE sur les systèmes alimentaires durables.
Thomas Forster, expert en politiques agricole et alimentaire est co-auteur du rapport City Regions as Landscapes for People, Food and Nature publié in 2014 par EcoAgricutlure Partners. Il a cordonné les équipes d’assistance technique au Pacte de Milan (2015) et à la rédaction des Principes directeurs et du Cadre d’action pour les liens urbains ruraux (2019). Il enseigne également les politiques alimentaires et leur gouvernance dans le programme d’études de la New School for Public Engagement à New York.
[1] http://www.milanurbanfoodpolicypact.org/wp-content/uploads/2018/01/Milan-Urban-Food-Policy-Pact-and-Framework-for-Action_FR.pdf